Le pĂšre de Manon est dĂ©cĂ©dĂ© il y a plus de neuf ans. Ă lâoccasion de la fĂȘte des PĂšres, elle a voulu lui Ă©crire tout son amour, qui ne sâĂ©vanouit pas, mĂȘme aprĂšs la mort. Article initialement publiĂ© le 20 juin 2020. Mon pĂšre est mort il y a neuf ans. Mon pĂšre est mort il y a neuf ans, et aujourdâhui encore, jâai lâimpression que ce nâest pas vraiment arrivĂ©. Câest Ă©trange comme sentiment, non ? Il est mort, enterrĂ©, et je continue parfois Ă vouloir lâappeler pour lui demander conseil, jâai encore son numĂ©ro enregistrĂ© dans mon tĂ©lĂ©phone, et je suis souvent prĂȘte Ă dĂ©gainer ce dernier pour lui raconter ma journĂ©e ou prendre de ses nouvelles. Les annĂ©es ont passĂ©, et mĂȘme si la douleur nâest plus aussi vive quâelle a pu lâĂȘtre, le manque, ce creux au milieu de ma poitrine est toujours lĂ , bien prĂ©sent. Depuis que jâai une petite fille et quâelle a la chance dâavoir elle aussi un pĂšre, ce trou me semble moins profond. Je suis devenue maman, mon mec est un papa, nous sommes des parents Ă notre tour, et le monde a continuĂ© de tourner. Mais cette Ă©volution ne mâempĂȘche pas dâĂȘtre toujours, moi aussi, la petite fille de mon papa. Et quel papa il Ă©tait, si vous saviez⊠Mon pĂšre, ce gĂ©nie Cette semaine, avec toutes ces publicitĂ©s qui tournent autour de la fĂȘte des PĂšres, je nâai pas pu mâempĂȘcher de penser encore plus Ă lui. Ă chaque fois que je reçois un mail disant ce dimanche, pensez Ă gĂąter votre pĂšre ! », la douleur se rĂ©veille, lâabsence se creuse, et mon bide se tord. Pour vous parler un peu de lui, mon pĂšre Ă©tait un vĂ©ritable gĂ©nie, au sens propre du terme. SurdouĂ© en maths, diplĂŽmĂ© de grandes Ă©coles, il avait un CV qui ne pouvait tenir sur une seule page, tant sa carriĂšre avait Ă©tĂ© riche et passionnante. Il avait Ă©tĂ© ingĂ©nieur en aĂ©ronautique, professeur dâĂ©conomie Ă la fac de Lille, il avait fait plusieurs fois le tour du monde, avait vĂ©cu des annĂ©es au PĂ©rou et en Bolivie afin de crĂ©er des systĂšmes ingĂ©nieux pour apporter de lâeau potable dans des villages qui nây avaient pas accĂšs. Ăa, câĂ©tait pour la version officielle. Mais ses derniers boulots avant sa retraite, je ne les connaissais pas vraiment. Il Ă©tait une sorte dâentremetteur entre personnes importantes, il faisait se rencontrer des diplomates, des politiques, des dirigeants. Je nâai jamais pu en savoir plus, parce quâil ne voulait rien dire. Mon pĂšre, cet homme discret qui a tant vĂ©cu Mon pĂšre Ă©tait une personne secrĂšte, presque timide, il ne sâĂ©talait jamais sur sa vie, sur son enfance, sur son passĂ©. Il Ă©tait nĂ© en 1933, il avait Ă©pousĂ© ma mĂšre Ă 36 ans â câĂ©tait assez rare, pour lâĂ©poque, de se marier aussi tard. Il avait connu la faim pendant la guerre, les coups de son pĂšre alcoolique, le bruit des bombardements et celui des bottes allemandes sur les pavĂ©s qui rĂ©sonnaient dans les rues. Il avait connu la peur en se cachant pendant les raids aĂ©riens qui dĂ©truisaient les bĂątiments autour du pensionnat dans lequel il grandissait, il avait dirigĂ© des troupes pendant la guerre dâAlgĂ©rie, il avait failli ĂȘtre fusillĂ© pour avoir refusĂ© dâenvoyer ses hommes en tuer dâautres, il avait Ă©tĂ© sauvĂ© in extremis des balles. Il avait vu tous les pays du monde ou presque, il avait vĂ©cu en AmĂ©rique du Sud au moment de lâascension du Che Guevara et de Fidel Castro. Mon pĂšre Ă©tait un livre dâHistoire, une bibliothĂšque entiĂšre de souvenirs dont il parlait peu, par pudeur et par secret. Mais quand il le faisait, on Ă©tait suspendu Ă ses lĂšvres, tant on pouvait ĂȘtre fascinĂ© par ce quâil racontait, lui qui avait vĂ©cu au plus prĂšs les grands Ă©vĂšnements qui font notre Histoire, lui qui avait connu personnellement des personnages emblĂ©matiques du monde, dont on peut lire les biographies aujourdâhui. Mon pĂšre Ă©tait extraordinaire, simple, dâune intelligence et dâune sensibilitĂ© rares. Il mâapportait toujours un regard pointu sur lâactualitĂ© ; vers la fin de sa vie, nous pouvions passer des heures au tĂ©lĂ©phone Ă discuter de tout ce qui faisait le monde qui mâentourait. Il Ă©tait profondĂ©ment bon, bienveillant et drĂŽle, et il Ă©tait plus quâune bĂ©quille sur laquelle je pouvais mâappuyer, il Ă©tait ma jambe tout entiĂšre. Mon pĂšre et moi, ça nâa pas toujours marchĂ© Si mon pĂšre Ă©tait tout ça et mĂȘme plus, il avait aussi ses faiblesses. Ma mĂšre est morte elle aussi quand jâĂ©tais plus jeune, je venais tout juste dâavoir 13 ans. Elle prenait beaucoup de place dans notre famille, et surtout sa place Ă lui ; car il nâĂ©tait, avant quâelle ne meure, que peu prĂ©sent, physiquement et mentalement. Il voyageait beaucoup pour son travail, et il Ă©tait de lâancienne gĂ©nĂ©ration pour lui, câĂ©tait ma mĂšre qui devait nous Ă©lever, pendant quâil travaillait partout dans le monde. Et mĂȘme si elle bossait aussi avec acharnement, câĂ©tait elle notre figure de rĂ©fĂ©rence, le pilier qui tenait la famille debout. Mon pĂšre rapportait ses expĂ©riences et son salaire, mais il nâĂ©tait jamais lĂ , ou presque. Quand elle est morte, toute notre famille sâest effondrĂ©e. Mon frĂšre et ma soeur Ă©taient tous les deux majeurs depuis un bail et avaient leur vie loin de la maison, et je me suis retrouvĂ©e seule avec un pĂšre que je ne connaissais pas et qui ne me connaissait pas non plus, le tout sur fond dâune crise dâadolescence plutĂŽt costaude Ă©tant donnĂ© les Ă©vĂšnements. Et mon pĂšre nâa pas rĂ©ussi Ă mâĂ©lever Ă son tour, il a prĂ©fĂ©rĂ© faire le choix que dâautres fassent mon Ă©ducation Ă sa place, en mâenvoyant en pensionnat, comme lui au mĂȘme Ăąge. Autant vous dire que de mon cĂŽtĂ©, la pilule est trĂšs mal passĂ©e. DĂ©jĂ abandonnĂ©e par ma mĂšre, mon frĂšre et ma soeur, je lâĂ©tais aussi par mon pĂšre. Voici comment je voyais les choses. Pour moi, il nâĂ©tait quâun lĂąche. Jâai appris bien plus tard quâil avait fait ce choix, car il Ă©tait en grande dĂ©pression suite au dĂ©cĂšs de sa femme, et quâil ne voulait pas que je voie ça. Il pensait chaque jour au suicide en se rĂ©veillant le matin, il nâarrivait pas Ă faire face, câĂ©tait au-dessus de ses forces. Pour lui, mâĂ©loigner Ă©tait une façon de me protĂ©ger, alors que jâavais vu ça comme un rejet. On a mis des annĂ©es Ă en parler, et Ă se pardonner. Il nâĂ©tait pas lĂąche, il Ă©tait maladroit. Il nâĂ©tait pas juste mon pĂšre, il Ă©tait un ĂȘtre humain, avec ses faiblesses. Mon pĂšre et ses combats contre la maladie Deux ans aprĂšs le dĂ©cĂšs de ma mĂšre dâune tumeur cancĂ©reuse au cerveau, ce fut au tour de mon pĂšre de passer par la case chimio et radiothĂ©rapie. Il a dĂ©veloppĂ© son premier cancer de la peau qui lui avait bouffĂ© toute lâoreille, et a dĂ» ĂȘtre opĂ©rĂ©. Les consĂ©quences de ce cancer Ă©taient aussi physiques les mĂ©decins avaient dĂ» lui couper un bout de lâoreille, et un nerf facial. Il fut donc paralysĂ© de la moitiĂ© du visage. Il sâappelait lui-mĂȘme la gueule cassĂ©e » et se moquait de son apparence particuliĂšre, pour mieux la vivre. Lui qui nâavait jamais Ă©tĂ© malade de sa vie, il payait les consĂ©quences de ses voyages dans la CordillĂšre des Andes sans crĂšme solaire pendant des annĂ©es, avec ce cancer de la peau qui le dĂ©figurait. AprĂšs de multiples rechutes et rĂ©missions pendant plus de dix ans, son cancer a fini par toucher aussi son estomac, son foie, puis par se gĂ©nĂ©raliser entiĂšrement. Il y a neuf ans, quelques mois avant sa mort, il nous a annoncĂ© quâil arrĂȘtait les chimiothĂ©rapies, quâil nâen pouvait plus. Il ne voulait pas finir comme ma mĂšre, allongĂ© sur un lit mĂ©dicalisĂ© et dĂ©pendant du corps mĂ©dical pour sâalimenter et se dĂ©placer. Il ne voulait pas dâacharnement, il ne voulait pas que nous, ses enfants, le voyions mourir comme nous avions vu mourir notre mĂšre pendant de longs mois. Mon pĂšre et ses derniĂšres volontĂ©s Quel guerrier il avait Ă©tĂ© pendant toutes ces annĂ©es et pendant le reste de la vie ! Mon pĂšre voulait du repos, il voulait la paix, et on ne pouvait pas le lui reprocher, lui qui sâĂ©tait si bien battu. Alors il sâest isolĂ©, avec sa nouvelle compagne, chez elle, prĂšs des cĂŽtes de lâAtlantique, pendant que je vivais Ă Paris. Jâai pu le voir une derniĂšre fois au mois de novembre, alors quâil pouvait encore marcher, et il est mort en mars. Je nâai pas eu le droit de le voir avant sa mort, jâai respectĂ© sa derniĂšre volontĂ©. Il avait choisi pour moi, il voulait que je garde une image de lui Ă la verticale et non pas couchĂ© et amoindri, et jâai respectĂ© ça. Jâai pu lui parler jusquâĂ ses derniers instants par tĂ©lĂ©phone, mĂȘme si les derniers jours avant sa mort il ne pouvait que mâĂ©couter, nâayant plus la force de parler. Il voulait que je continue Ă lui dire ce qui se passait dans ma vie de tous les jours et je me forçais Ă garder une voix enjouĂ©e, essayant de chercher des histoires Ă lui raconter, lui qui voulait tout savoir de mon quotidien pour vivre Ă travers moi. Le jour de sa mort, jâai Ă©tĂ© soulagĂ©e. Pas pour moi, jâĂ©tais effondrĂ©e vous vous en doutez, mais pour lui. Il avait enfin la paix quâil voulait, il Ă©tait enfin dĂ©barrassĂ© de ce crabe qui lui bouffait les entrailles, il avait terminĂ© sa vie, il nâavait plus Ă sâinquiĂ©ter. Mon pĂšre et son hĂ©ritage Neuf ans aprĂšs, la douleur de sa mort est moins vive, parce que jâarrive davantage Ă me souvenir de lui vivant et heureux. Depuis que je suis maman, je pense Ă lui avec nostalgie, me disant souvent quâil aurait Ă©tĂ© si heureux de connaĂźtre sa petite-fille, et que la rĂ©ciprocitĂ© aurait Ă©tĂ© pareille. Il aurait pu apprendre Ă ma fille Ă faire du feu comme une aventuriĂšre, Ă reconnaĂźtre toutes les empreintes de pattes dâanimaux sauvages dans la forĂȘt, Ă construire des cabanes dans les arbres avec quelques planches, Ă sâindigner quand une cause la touchait, Ă se rebeller quand il le fallait, Ă faire entendre sa voix qui compte tout autant que celle des autres. Il aurait pu lui apprendre ce quâil mâa appris et qui a fait de moi ce que je suis, mais ça ne sera jamais le cas. Heureusement, câest mon hĂ©ritage Ă moi, et je pourrai le transmettre Ă ma fille comme il lâa fait avec moi. Câest ça, lâhĂ©ritage de mon pĂšre, ça et mes valeurs. Câest son courage, sa tolĂ©rance, sa bontĂ© et sa dĂ©termination, quâil a eu le temps de me transmettre, et que jâessaye de transmettre Ă mon tour Ă sa petite-fille. Mon pĂšre est mort depuis neuf ans et il est toujours aussi prĂ©sent dans ma vie, dans mes choix et dans mes rĂ©flexions. Quand je doute, je me demande toujours ce quâil ferait Ă ma place ou ce quâil me conseillerait. Lui et moi, on a mis des annĂ©es Ă se connaĂźtre et Ă sâapprĂ©cier pour ce que nous Ă©tions. Mais notre relation Ă©tait exceptionnelle, unique et sublime. Il Ă©tait mon pĂšre et il Ă©tait mon ami, et il continue Ă vivre Ă travers moi, Ă travers ma fille, et Ă travers tous ceux qui ont eu la chance de le connaĂźtre. Alors bonne fĂȘte, mon papa. Hasta siempre. Ă lire aussi Ces moments oĂč mon pĂšre a Ă©tĂ© prĂ©sent pour moi TĂ©moignez sur Madmoizelle ! Pour tĂ©moigner sur Madmoizelle, Ă©crivez-nous Ă [email protected] On a hĂąte de vous lire !